10 Aug 2008

Les journaux d’Ernst Jünger



Les journaux d’Ernst Jünger (Originally published at Moleskinerie.com in English.)

par Nils Fabiansson – traduction de Guillaume Tarche

Le dimanche 17 février 2008 a marqué le dixième anniversaire de la disparition, à l’âge de cent deux ans, de l’écrivain, philosophe et fameux diariste allemand Ernst Jünger, qu’avait rendu célèbre, en 1920, la publication de son témoignage autobiographique sur la guerre, Orages d’acier (extraits du journal d’un chef de troupes de choc). De son expérience de la Grande Guerre (1914-1918), soit près de quatre ans dans les tranchées du front occidental, Jünger avait rapporté seize carnets – «presque une pile», selon ses propres termes, pour un total de mille cinq cents pages – sur lesquels il avait tenu son journal.

La plupart de ces carnets portent l’intitulé «Kriegstagebuch» («Journal de guerre»). Les sept premiers, avec leur couverture rigide vert foncé, sont identiques; le format et la couleur des autres les distinguent tous ; les pages en sont lignées, quadrillées ou blanches. Mince mais de plus grandes dimensions, un carnet sert de registre aux cent quarante trois coléoptères trouvés dans les tranchées, sous le titre de «Fauna coleopterologica douchyensis». A certaines périodes, c’est plusieurs fois par jour que Jünger a recours à son journal; d’autres époques (principalement celles de repos et de permission) en revanche ne sont pas couvertes du tout ; parfois, la rédaction n’intervient qu’après un délai de plusieurs jours. Les notes sont manuscrites, en allemand, dans une écriture difficile à déchiffrer, tantôt au crayon à papier gris ou bleu, tantôt à l’encre noire, verte ou violette. De très rares passages ont été gommés, biffés ou retranchés de ce journal qu’illustrent quelque quarante dessins – allant du petit croquis jeté dans la marge à la carte ou au dessin pleine page. Quelques mises au point sont également ajoutées, ainsi que, dans les couvertures, du papier à lettres ou des coupures de presse.

Dans ses livres publiés, Ernst Jünger mentionne à plusieurs reprises non seulement les carnets en question et le porte-cartes particulier dans lequel il les conservait avec les livres qu’il était alors en train de lire, mais aussi les moments où il tenait son journal. Ainsi écrit-il:
"A tous ceux qui se trouvent impliqués dans une guerre ou dans tous autres événements de longue durée, je ne puis que répéter mon conseil de tenir constamment à jour un cahier de souvenirs, ne serait-ce qu’une suite de mots-repères qui serviront plus tard. […] [Les notes de ce genre] obligent leur auteur à tirer la quintessence de chaque événement relaté, à s’élever par la méditation – et ne serait-ce que pendant quelques minutes chaque jour – au-dessus de son entourage habituel. Les incidents quotidiens acquièrent ainsi une signification plus profonde, de même qu’un paysage bien connu se renouvelle sous les doigts du peintre qui essaie de le fixer sur la toile. […] J’espère que les parents conserveront au moins les lettres écrites en campagne, bien que, pour constituer une petite collection quotidienne, il faille plus d’énergie qu’on ne croit généralement. […] De toute façon la tendance à prendre des notes ne peut que favoriser le besoin d’observer, surtout dans ce milieu de guerre si étrange et tel qu’il n’existera que pendant quelques années."
[Le Boqueteau 125, traduction de Th. Lacaze, 1932]

C’est en détail que Jünger a également décrit les notes de son journal de guerre:
"Parfois le texte est rédigé à l’encre, d’une écriture posée et soigneuse, si bien que je sais tout de suite: «à ce moment-là, tu étais confortablement assis dans l’une de ces petites maisons paysannes des Flandres ou du nord de la France, ou bien devant un abri dans une position très tranquille, fumant ta pipe et dérangé tout au plus par le bourdonnement lointain du dernier avion effectuant sa ronde vespérale». Puis viennent des inscriptions au crayon, maladroites et déformées, griffonnées juste avant l’assaut dans la promiscuité de quelque trou d’enfer, étroit et bourré d’hommes, ou bien à la lumière vacillante d’une bougie pendant les heures interminables d’un intense bombardement. Et enfin des phrases d’abréviations survoltées, illisibles comme les graphiques hachés de l’aiguille qui enregistre un tremblement de terre, s’achevant en longs traits sous le fouet d’une main hâtive – elles furent jetées sur le papier après l’assaut, au fond d’un entonnoir ou d’un bout de tranchée que survolaient encore, essaim de frelons mortels, les gerbes de projectiles cherchant leur cible."
[Le Boqueteau 125, traduction de J. Hervier, 2000]

Jusqu’à ses derniers jours, Jünger a tenu et publié son journal (Siebzig verweht V [1997] ; Soixante-dix s’efface V (1991-1996) [2004]). Les carnets originaux sont conservés à Marbach am Neckar, Deutsches Literaturarchiv (DLA).